samedi 20 septembre 2008

De l’expérience d’être barbare

Voilà un mois que je suis plongé dans un nouveau contexte culturel et parmi les nombreux changements et dépaysements la langue n’est pas des moindres. S’il m’est globalement possible de m’exprimer simplement et de comprendre quelqu’un qui parle lentement, je ne peux encore comprendre des conversations à plusieurs, les films non sous-titrés en espagnol, ce que dit un prof dans une classe où tout le monde parle en même temps !
Le fait de ne pas connaitre bien la langue est source d’observations plus attentives mais aussi de frustrations. Je crois que débarquer sans être bilingue est une chance. Il est vrai que je dis ça aujourd’hui, si dans trois mois je ne comprends toujours rien à ce qu’on me dit et si je suis incapable de m’exprimer évidemment peut être changerai-je alors d’avis ! Ne pas maîtriser la langue possède quelques intérêts ou avantages : je suis de facto placé en situation d’infériorité par rapport à l’interlocuteur, c’est moi le pauvre. Pour les monaguillos que j’encadre c’est une vraie fierté : ils ont appris l’espagnol à mon prédécesseur, ils sont heureux de pouvoir être mes profs. Le fait de ne pas comprendre la langue oblige à se concentrer sur les autres moyens de communications, non verbaux : les expressions, les mains, la position du corps, le regard…La participation à l’eucharistie au début est très intéressante. Ne comprenant pas ce qui est dit, je suis plus sensible aux gestes, aux rites, aux habitudes. Regarder le journal télévisé fait ressortir la « mise en scène » d’un JT : les regards, les intonations de voix, les musiques…
Cependant, il est parfois pesant de ne pas parler correctement. Ainsi, il me faut accepter de ne pouvoir exprimer que des pensées simples. Penser avec peu de mots est un exercice difficile et terriblement frustrant. Consentir à ne pas pouvoir dire exactement ce que l’on veut, mais seulement ce que l’on peut.
Nous sommes réciproquement des étrangers les uns pour les autres : « c’est un français », « ce sont des mexicains ».
Comme je vous l’ai dit, afin d’améliorer mon espagnol, je suis actuellement à Aquismon. L’établissement compte une petite centaine d’élèves ce qui ne me dépayse pas trop de la Ferté ! Sur une petite structure comme celle-ci la venue d’un étranger ne passe évidemment pas inaperçue. Je suis une bête curieuse. Les garçons roulent des mécaniques, les caïds font les fiers, les filles sont en émois. Bon ok peut-être que j’en rajoute un peu… mais pas tant que ça ! Tous veulent savoir comment se prononce leur prénom en français et surtout comment on dit « Te quiero » ! Au début, ils me parlent à toute vitesse (enfin la vitesse normale). On vient de leur dire que je viens ici pour apprendre l’espagnol mais ça ne leur vient pas à l’idée de me parler lentement ou avec des mots simples. Certains font quelques efforts mais cela est fatiguant pour eux ; rapidement ils reprennent leur rythme habituel. Et puis, comme on voit que cela m’est difficile de parler et qu’il leur faut faire un effort pour m’adresser la parole lentement, on ne fait plus trop attention à moi.
En cours d’espagnol avec les petits, le prof aborde la ponctuation (traduire : il lit le bouquin à voix haute). A la pause, je vais le voir, il me demande si tout va bien. Je lui réponds que pour moi ce qui est intéressant c’est d’apprendre du vocabulaire. Lui indiquant sur le livre les guillemets (le signe et la définition présente juste à côté), je lui dis que cela est du vocabulaire utile mais lui comprend que je ne sais pas ce que c’est les « comillas ». Et le voilà en train de m’expliquer ce que sont les guillemets, leur usage, « c’est pour citer la pensée d’un auteur sans la déformer… ». Peut être n’est ce là qu’une volonté de m’expliquer simplement, mais j’avoue que, sur le coup, j’ai eu l’impression qu’il me prenait pour un abruti, enfin, c'est-à-dire un collégien ; ceci m’a « un peu » vexé. Je fais le raisonnement suivant : les enfants ne parlent pas bien la langue, François ne parle pas bien l’espagnol, donc François est un enfant, il pense et est aussi développé qu’un enfant. Quand l’autre ne parle pas ma langue, j’en viens à oublier que c’est un adulte et que c’est un être doué de raison. Je me revois avec les jeunes avec lesquels j’ai fait visiter l’église ND à Annecy. L’un était anglais, l’autre hollandais. Après avoir réexpliqué pour la troisième fois quelque chose et vu qu’il ne pigeait toujours pas, il m’est arrivé de me dire : « mais il est con ou il le fait exprès ? » Non, il n’était pas con, c’est juste qu’il n’avait pas compris.
Autre impression : si l’autre ne dit pas grand-chose (parce qu’il lui est difficile de s’exprimer), c’est un con (je résume) ; en revanche, si je me rends compte que l’autre savais quelque chose mais qu’il ne me l’a pas dit, c’est un fourbe et un menteur (au moins par omission) ! J’oublie même que s’il ne me l’a pas dit c’est peut être tout simplement parce qu’il ne le pouvait pas.
J’ai dit avoir été choqué qu’il me croit avoir le QI d’une huitre mais dans le même temps je me rends compte avoir eu exactement la même réaction vis-à-vis du Tenek. Nous avons cette impression spontannée que celui qui ne parle pas ma langue (surtout s’il utilise une langue de pauvres – ici, le tenek, en France, prenez l’arabe) est tout de même, objectivement, un peu sous développé. Le tenek est une vieille langue parlée par une poignée d’indiens dont la culture est en voie de disparition, elle ne peut être que pauvre et peu développée. Je suis tombé, il y a quelques jours, sur une grammaire tenek ; j’ai découvert que non seulement il existait une vraie grammaire, mais qu’il y avait plusieurs formes de subjonctifs et des irrégularités dans les conjugaisons…étonnant, non ? Ces gens là de la huasteca qui parlent le tenek ne sont donc pas des abrutis, des atrophiés du cerveau ou du langage ! Leur langue a donc une certaine pertinence pour décrire le monde –c'est-à-dire autant que tout autre langue.
Je suis également frappé de ce que, spontanément, ma langue m’apparait comme la plus parfaite. Les jeunes du collège me disent que l’espagnol est difficile (traduire meilleure) parce qu’un mot peut avoir de nombreuses significations. Le français que je suis a tendance à voir dans cette accumulation de sens pour un seul mot une pauvreté de l’espagnol, même pas foutu d’inventer des mots pour décrire les choses précisément !
Il n’y a rien à faire, je ne peux m’empêcher d’avoir un sentiment de supériorité de ma langue sur celle de l’autre. J’ai ancré en moi l’idée que ma langue est la meilleure pour décrire et mettre en mots le monde, la pensée… parce que vous comprenez, mon brave monsieur, vous dans votre langue vous n’avez pas toutes les nuances que nous avons, vous ne pouvez avoir accès au réel aussi bien que nous.
Penser dans une autre langue est une expérience vraiment passionnante. Cela me permet d’appréhender ma langue dans sa singularité et ses particularités. En un mot, cela me permet de penser ma langue comme langue. Quelle sensation d’expérimenter la contingence de notre vocabulaire, de notre langue. Cela permet de mettre en évidence l’aspect « artificiel » du langage et de sortir de l’idée selon laquelle il existerait un rapport réel entre le mot et la réalité désignée.

Avant de partir en coopé, je suis allé en pèlerinage à la Procure et y ai fait quelques achats de bouquins, histoire de pouvoir survivre. En ce moment je suis en train de lire un essai absolument passionnant de Tzvetan Todorov « La conquête de l’Amérique – La question de l’autre ». Voici un extrait de la 4ième de couverture : « A la question : comment se comporter à l’égard d’autrui ?, je ne trouve pas de moyen de répondre autrement qu’en racontant une histoire exemplaire, celle de la découverte et de la conquête de l’Amérique. En même temps, cette recherche éthique est une réflexion sur les signes, l’interprétation et la communication : car la sémiotique ne peut être pensée hors du rapport à l’autre. » Le livre est prodigieusement intéressant. Et voici qu’au cours de la lecture, je rencontre ce paragraphe qui semble illustrer en partie ce dont je parlais :
« La première réaction, spontanée, à l’égard de l’étranger est de l’imaginer inférieur, puisque différent de nous : ce n’est même pas un homme, ou s’il l’est, c’est un barbare inférieur ; s’il ne parle pas notre langue, c’est qu’il n’en parle aucune, il ne sait pas parler, comme le pensait encore Colon. C’est ainsi que les Slaves d’Europe appellent l’Allemand voisin nemec, le muet ; les Mayas du Yucatan appellent les envahisseurs Toltèques les nunob, les muets, et les Mayas Cakchiquels se réfèrent aux Mayas Mam comme aux « bègues » ou au « muets ». Les Aztèques eux-mêmes appellent les gens du sud de Vera Cruz nonoualca, les muets, et ceux qui ne parlent pas le nahuatl, tenime, barbares, ou popoloca, sauvages ; ils partagent le mépris de tous les peuples pour leurs voisins en jugeant que les plus éloignés, culturellement ou géographiquement, ne sont même pas propres à être sacrifiés ou consommés (le sacrifié doit être à la fois étranger et estimé, c'est-à-dire en réalité proche). " Notre dieu n’aime pas la chair de ces peuples barbares. Pour lui, c’est du mauvais pain, dur, insipide, parce qu’ils parlent une langue étrangère, parce que sont des barbares " (Duran, III, 28). »
T.TODOROV, La conquête de l’Amérique – La question de l’autre. p 99
Edition du Seuil, collection Points 1991².


Et une deuxième citation pour la route :
« Le nom de la province de Yucatan, symbole pour nous d’exotisme indien et d’authenticité lointaine, est en réalité le symbole des malentendus qui règnent alors : aux cris des premiers Espagnols débarqués sur la péninsule, les Mayas répondent : Ma c’ubah than, nous ne comprenons pas vos paroles. Les Espagnols, fidèles à la tradition de Colon, entendent « Yucatan », et décident que c’est le nom de la province. » (Ibid. p 129)

Morale de l’histoire : ne jamais prendre quelqu’un pour un con sous prétexte qu’il ne parle pas votre langue ! Je prends plaisir à écrire tout cela, juste pour pouvoir y revenir quand, de retour en France, je serai confronté à l’accueil d’un étranger… on oublie tellement vite ce genre de bonne résolution !

2 commentaires:

nicolas.thoma@gmail.com a dit…

Salut François!
Je vois que nous vivons à peu près les mêmes expériences même si les tiennent sont plus abouties (je ne suis ici que depuis 7 jours et pas encore sur mon lieur de mission)
Mais je vis aussi les mêmes frustration avec la langue!
Les amélioration sont quand même rapides. Et quelle joie de parfois pouvoir à l'occasion d'une rencontre, d'un mail pouvoir à nouveau entendre et écrire le français.
Bonne continuation.
PS: dommage pour ton appareil photo.

Anonyme a dit…

Cher François,
A te lire, je vois que cette expérience s'annonce encore plus riche humainement qu'elle ne s'annonçait. Tu m'en vois ravie pour toi et je suis encore plus heureuse de pouvoir partager tes réflexions via ce blog.
Courage !
Isabelle